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Le juste mélange des choses

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Les cloches sonnent à la volée. Dimanche froid et pluvieux. Le vent tourne, vire, change de bord et revient. Poussée par les rafales d’ouest, la pluie fouette les vitres. J’aime ces journées où l’emmerdement s’annonce solide, vous pousse presque à emmerder le voisinage. A imaginer des bonnes ou des mauvaises blagues. Quand j’étais gamin j’adorais ça. Aller dans les HLM, là-bas, au-delà du quartier des terrasses, au Maroc espagnol, monter au dernier étage d’une cage quelconque, muni d’une corde, attacher les poignées de porte, prenant soin de laisser un peu de mou pour que chacun des voisins jette des cris vers son vis-à-vis, sans pouvoir glisser le bras pour défaire le nœud. Ça me tordait. Généralement, les bonnes femmes venaient à la fenêtre et interpellaient le passant pour qu’il vienne les délivrer. Les mecs c’était encore plus drôle. Moulés dans des Marcel hyper blancs, ils brandissaient un poing solide contre l’ennemi invisible, qu’ils se juraient de terrasser à leur première rencontre. Lui et toute sa race ! J’adorais les observer. C’était moi sa race ! Mais ils l’ignoraient. Il m’arrivait de faire ça chez mes parents. Mon vieux aussi tirait la gueule !

Même ça a disparu. Va aujourd’hui attacher deux poignées de porte dans un quartier pavillonnaire sans heurter une caméra de surveillance, un pitbull et des voisins réunis en bande organisée ! Même Fellini est tout révulsé dans sa tombe.

Et si j’allais au grenier humer la poussière du temps qui passe ? Ça commence à faire un sacré tumulus. En attendant de recevoir le Yonnet conseillé par Didier Goux qui tarde à pointer le bout de ses clichés, je flânais dans mon repaire. Je trifouillais dans les piles. Le livre est un avion. En moins deux, il vous dépose n’importe où pour un prix très raisonnable. Aussi rapide que le charter made in Besson, en plus confortable. Je me souviens de ce livre. C’était à l’île de Bréhat. A l’époque je faisais équipe avec l’ami Daniel, un passionné d’hexagramme et l’ami d’un tas de gens avec qui j’ai partagé des grands moments. Une pensée particulière pour Pierre Clémenti. Nous avons passé avec lui quelques semaines remuantes. La Chine était et demeure le rêve de Daniel. Je précise que rien n’est plus éloigné de la pensée maoïste que mon ami Daniel. Il préfère se colleter avec un réactionnaire intelligent que de se farcir un militant idiot entre midi et quatorze heures. Je dis ça à l’adresse de ceux qui pourraient penser que Daniel est un adepte du petit livre rouge.

Un jour a débarqué Cyrille, sinologue et ami de Daniel venu lui rendre visite. En quittant l’île, Cyrille est passé me dire au revoir et m’a laissé un livre. Il m’a dit : « quand t’auras fini la lecture, tu me l’envoies. » La chose remonte à 1983/84. J’ai lu le livre, je l’ai aimé. Je l’ai relu, je l’ai encore aimé. Je l’ai gardé sans même le remercier. Il est entre mes mains. Depuis, Cyrille a continué d’enseigner, a fait des allées et venues en Chine et publié sous le nom de Kyril Ryjic chez Payot « L’idiot chinois », deux volumes sur lequel il a bossé comme un fou et dont la qualité est indiscutable.

 

Le livre qu’il m’a jadis prêté ? : « La méduse et l’escargot, réflexions d’un biologiste » du docteur Lewis Thomas. En une petite trentaine de chapitres (j’allais dire articles) le docteur Thomas balance sur le marbre la puissance concentrée d’un savoir avec la dissipation d’un carabin en vadrouille. Humour et sarcasme s’insinuent dans la réflexion, moitié scientifique, moitié philosophique, avec un bonheur incroyable. Il a sur la vie le regard pénétrant de quelqu’un qui sait, sans étaler sa science pour l’épate. Il a la fraîcheur et l’allant de celui qui découvre. Un livre de scientifique qui n’a rien d’assommant, en somme. Même si derrière son trait se dissimule un peu de résignation, cela n’entame en rien le plaisir qu’on éprouve à sa lecture.

En ramenant les choses à leurs justes dimensions, Lewis Thomas découvre et nous fait découvrir, outre notre taille, « qu’il arrive parfois que la confusion des identités soit telle que deux créatures, attirées par la configuration moléculaire l’une de l’autre, en viennent à former un organisme unique intégrant et transcendant leurs deux identités. » Telle est le sens de la parabole. Telle est l’aventure palpitante révélée dans « La méduse et l’escargot ». On lit aussi un très beau chapitre consacré à Montaigne, pour qui l’auteur a un peu plus que de l’admiration.
Génial !

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9 Commentaires

  1. b.mode

    30 novembre, 2009 à 5:46

    Sais tu bien Rodolphe que tes notes de lecture nous manquait. ;) Ah le prêt de livre ! Combien d’ouvrages ai-je prêtés un jour sans jamais les revoir. L’inverse est vrai aussi à vrai dire. Entre autres, j’ai chez moi une vieille version du festin nu de Burroughs que je n’ai jamais acheté…

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  2. babelouest

    30 novembre, 2009 à 7:11

    Ah les livres prêtés ! J’ai encore un pincement au cœur, parfois, pour certains de ces ouvrages que l’on ne m’a pas rendus, même sur mon insistance : « Ah non, tu ne m’a pas prêté ce livre-là !  »

    C’est assez logique, ces volumes qui changent de mains sont chers au cœur du propriétaire, donc ce sont ceux-là qu’il cèdera pour faire partager ses émotions. La meilleure façon de ne plus en être privé, dans ce cas, serait souvent d’en acquérir un nouveau tout de suite, avant qu’il ne soit épuisé.

    « La méduse et l’escargot » : intéressant.

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  3. lediazec

    30 novembre, 2009 à 7:26

    @ Ah, je suis sûr que tu aimerais un livre comme celui-là. Il est en vente sur internet à un prix abordable. J’ai vu ça hier en cherchant un peu.

    Dernière publication sur Kreizarmor : Place Vendôme, haut lieu de l'indécence

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  4. Yann

    30 novembre, 2009 à 8:43

    A lire ces lignes je suis ailleurs, la Chine, le Yang-Tsé-Kiang, nuit de Chine nuit câline nuit d’amour, nuit d’ivresse…Tu vois où je veux en venir. Je ne vous apprendrais rien en vous rappelant que Wang Ho veut dire fleuve jaune et Yang Tse Kiang fleuve bleu. Ce commentaire doit être à côté de la plaque mais Tenez mon vieux Lediazec, si j’vous disais que certains soirs, hein, derrière ce mur là, et bah j’ai vu, pas cru voir, j’ai vu une ville, des tramways, la foule, des drames…

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  5. rem*

    30 novembre, 2009 à 10:03

    Je ne connaîs pas ‘la méduse et l’escargot’ et à ma prochaine visite chez toi je t’emprunte le bouquin pour quelques (longs…) jours, te voilà prévenu. Par contre, c’est à Bréhat que nous nous sommes connus, via l’ami Daniel-le-chinoisant, précisément. Il nous a donc présenté son ‘maître’ (en chinoiseries!) Cyrill, bon souvenir, sauf cette anecdote : Au cours d’une ballade tous trois, Daniel, Cyrill et moi (tu étais donc au bistrot?) jusqu’au phare du nord, on discute et la lune se lève, toute belle. J’en parle, évoque son importance (marée, etc.), mais Cyrill s’irrite de mon sujet ‘futile’ (par rapport au sien, abscon…). Il nie cette importance. Puis je l’ai quitté peu après, déçu de cette attitude fermée, puis j’oublie cela des mois. Mais je tombe sur un bel et long article scientifique (j’ai malheureusement oublié les références) sur le sujet : La lune influence aussi la circulation de la sève des arbres et toute circulation de fluides etc. J’ai envoyé cet article à Cyrill en souhaitant son avis. Cela fait 25 ans que j’attends sa réponse. Peut-être lira t’il ici ce rappel ? : qu’est que 25 ans pour une grosse tête commela sienne ?…

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  6. mtislav

    30 novembre, 2009 à 12:18

    On mélange tout et on commente ! Je n’ai pas lu le livre, je n’ai pas lu le billet ni les commentaires mais j’ai bien aimé le tour du chenapan qui attachait les portes en vis-à-vis et la métaphore de l’organisme unique qui en transcende deux. Et j’aimerais bien lire le chapitre sur Montaigne.

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  7. lediazec

    30 novembre, 2009 à 13:18

    @ Mtislav. Tout le livre est magnifique. C’est des constants déplacements entre l’ultime avatar de la vanité, l’espèce humaine, et le reste du monde vivant, de grande à petite échelle. Un plaisir. Un régal. Une émotion de tous les instants. Son passage sur Montaigne est incroyable de vérité et d’humilité. J’ai rarement vu un américain se pencher sur un auteur européen avec une telle gourmandise. Un tel respect. Hormis peut-être le plus européen des écrivains américains : Paul Auster.
    Si tu peux (vous permettez le tutoiement ? Trop tard.)te procurer le livre, il est formidable. N’oublie pas, page 113 : « Sur la méta-angoisse transcendantale »…
    Bon j’arrête. Ah, oui, Montaigne… Extra !

    Dernière publication sur Kreizarmor : Place Vendôme, haut lieu de l'indécence

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  8. Marie

    30 novembre, 2009 à 23:47

    Ça donne envie de lire ce livre, sous ce beau temps…

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  9. sinanoglou

    1 décembre, 2009 à 17:14

    quel bonheur de vous lire

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