« Il me semble qu’un pays est civilisé quand on n’est pas obligé d’y perdre son temps avec la politique. » Javier Cercas
De temps à autre, on prend une phrase en pleine lecture. Une phrase. Une vraie. Une dure. Une qui te chope. Qui s’engouffre. Qui te remue. Qui te fait plaisir. Qui vous rend léger. Une phrase, c’est la peau des couilles tendue comme une outre pleine. C’est le cerveau happé par des eldorados imprévisibles. La chose dont on devient le jouet. Pourquoi celle-là et pas celle d’avant ? Ou celle d’après ? Une phrase est une histoire d’odeur. Une question de phéromones. Elle est la convulsion des habitudes.
Un bout de doute traine par là. J’ai l’habitude. Il me colle. Je sens l’humidité de sa frousse me poisser le crâne. Une nappe de fioul s’étalant à la surface de l’océan. Visqueuse et paralysante. C’est ça le doute : ma nappe de pétrole. Ma connerie et mon honneur. Le doute c’est ma perruque. Sans elle, je me sens bizarre. Mon cerveau se refroidit. Puis c’est la surchauffe pour excès de gamberge. On pense à tout. A rien. A n’importe quoi. Surtout à ça. Si je l’enlève (ma perruque, mon doute), je me sens bizarre. Lisse comme un galet trimbalé au hasard des courants et des marées.
Avez-vous déjà approché une pensée chauve ? C’est ça le doute. Une perruque chauve. Ralala ! Depuis le temps que je lui file des coups de pied ! Dégage que je lui dis. Rien à faire. Toujours là. Parfois (ça lui est déjà arrivé), elle fait mine de s’en aller. Je parle de la perruque. C’est sournois une perruque. Après une bonne branlée et un bon paquet d’insultes, endolorie, je la vois qu’elle s’éloigne. Dégage, salope, que je lui crie. Elle baisse la tête, me tourne le dos et s’avance courbée sur un chemin dont je ne distingue pas le bout, ni n’aperçois le moindre coude où elle pourrait disparaître. Je parle de ma perruque. De mon doute. Les voyant s’éloigner, tels des siamois, j’ai un peu les jetons. Voir le doute me quitter comme ça, sur un coup de tête, non, c’est stupide, ne trouvez-vous pas ? Je les ai rappelés, le doute et ma perruque. Quelle histoire ! Depuis, même s’il m’agace toujours autant, on ne se quitte plus. C’est beau un doute et sa perruque.
La lecture. Je voltige d’une page à l’autre. Un voltigeur prudent cependant. Rien à voir avec le gars qui s’y colle dès le matin et qui, d’heure en heure, joue à saute-mouton avec les chroniques, sans regarder les mots. Je ne suis pas le vorace des syllabes ni un dévorateur de syntaxe. Je ne suis pas non plus celui qui pointe un index accusateur devant un mot mal orthographié. Dès lors qu’une bonne idée s’en échappe, je suis preneur. Une balade est une balade. Nez au vent. Quand un paysage est trop laid, je m’en détourne.
J’ai une montre à l’arrêt. Je refuse de remonter le mécanisme. Quand je laisse filer les aiguilles je m’aperçois que le soupir est énorme de rapidité.
Tour matinal de lecture d’écran. Pas d’odeur. Pas de sensations. Pas de bruit, sinon celui du clic, simple ou double de la souris. Éveil, frivolité, chasse au trésor. Twitter comme boîte aux lettres. Comme annuaire des choses qui vont et qui viennent sans but précis. Mais avec une volonté. Ça erre au hasard, dans l’agitation ou l’indolence. Le charter des bonnes et des moins bonnes destinations. La boîte à chaussures dans laquelle s’entassent factures, déclarations de revenus, taxes, impôts et, de temps en temps, bonne nouvelle, un courrier affectueux. Une déclaration d’amour, un billet doux… Défilé baroque. Cortège bigarré faisant route vers un point aléatoire. Une utopie chassant une autre, s’accrochant à une suivante. C’est quoi une utopie ? Cette chose dont on pense avoir atteint le palier, qui se dérobe sous nos pieds, se dissipe dans le brouillard des fascinations éphémères.
Illusion. Frustration. On remet à demain. Toc-toc. Vous désirez ? C’est moi !… Vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis demain. Nous nous sommes déjà croisés… Quand ?… Demain ?… Merci.
Puis, il y a ce type que je ne connais pas. Jamais vu non plus. Pas vu, pas pris ! Il me donne rendez-vous demain… Me voici aussitôt au milieu de nulle part, à Saint-Férreol-Trente-Pas, le patron des duels au pistolet. Non, mais ça va pas ! J’ai toujours détesté les pruneaux. Surtout le noyau !
A mon prochain tour de lecture web. Demain ?… Déjà !
babelouest
16 décembre, 2009 à 5:15
Qu’est-ce que le présent ? C’est le boulet de Sisyphe, un boulet énorme. Mais ce boulet est particulier, il avance tout seul, l’humain s’y perche et marche sur l’étendue caillouteuse, irrégulière et nue . Il reste en équilibre au sommet, mais ne doit pas, ne peut pas s’arrêter de marcher. Sinon, il tombe, et un autre prend sa place. Il y a toujours quelqu’un pour prendre la place. C’est la Loi de la vie.
Ce présent est étriqué, la vue ne porte pas loin. Hier s’enfonce dans un lointain déjà brumeux, hier est le demain qu’on a à peine eu le temps de voir passer. Il ne reviendra pas. L’homme marche. Il s’accroche à son gros boulet. Il marche. Nul arrêt, nulle pause. Au loin se profile demain, l’homme s’en approche à grands pas, croit le reconnaître, veut le héler. Peine perdue. Le boulet roule toujours. Demain est déjà sous les pieds, çà y est, il est parti. Pas de trêve. Pas de répit. Le boulet est sous les pieds de l’homme, il est dans sa tête aussi. Marche, homme. Marche.
L’homme ralentit, tourne la tête. Il scrute un moment l’horizon à la fois tout proche et inaccessible. Mais il sent que la gravité l’entraîne. Il chancelle. Ne pas tomber ! C’est l’impératif qui est gravé au cœur du boulet. Il presse le pas, retrouve le sommet de son irrégulière sphère. Marche. Marche. L’hier est déjà loin, pas le temps d’avoir un regret, il faut marcher. Demain paraît-il prometteur ? Ah, le temps d’y penser, le voilà qui défile sous les pieds, et rejoint hier, le bouscule.
Que veux-tu faire, Sisyphe, descendre du boulet, le soulever, le maîtriser ? Il t’écrasera de sa tranquille assurance, et quelqu’un te remplacera là-haut. Tu ne remonteras pas. Tu as laissé passer ta chance. Est-ce une chance ? Quand l’absurde est sous les pieds, et dans la tête à la fois, qui pourrait bien y résister ?
b.mode
16 décembre, 2009 à 8:38
Rodolphe, choisis le fleuret moucheté pour ton duel !
Remi Begouen
16 décembre, 2009 à 12:39
Ah le coup de la perruque, le coup du doute, le coup de demain c’est pas la veille et j’en passe! je me régale à tes coups de fleuret moucheté : on se bat pour de rire… Cela me rappelle 2 anecdotes du temps (était-ce hier ou avant-hier?) où j’étais joyeux ouvrier tourneur en métallurgie. On pratiquait souvent ‘la perruque’, dit aussi ‘la perruche’ ou ‘le perroquet’, car on n’est pas avare en argot prolétaire. Bref il s’agissait de bosser discrètement pour soi, à l’atelier… à défaut d’être bien payé. C’est ainsi que je me suis confectionné un superbe jeu d’échec de métal, les 32 pièces en 32 jours, plus le 33° où j’ai sorti, innocemment, 32 carrés metalliques pour confectionner sur une planche peinte en noir, les cases blanches de l’échiquier. Là, je me suis fait ‘piquer’ par le chauve contremaître, à cause de ma lourde poche tintinablulante… Bon, on s’est expliqué entre hommes, au bistrot. Seconde anaecdote ?
Celle d’un jeune copain poète que j’avais fait embaucher : il avait une superbe chevelure blonde ramassée en chignon (danger de se faire tondre par un tour…) et il fût licencié pour ‘faute grave’, celle de baisser son rendement pour cause de lecture de Baudelaire, sous la lumière de la machine-outil. Il dénoua alors ses cheveux, l’orna de copeaux d’acier en ‘tire-bouchons’ et sorti en se faisant applaudir par tout l’atelier : ‘Louis XIV nous a rendu visite’… Oui la perruque est un sujet fécond.
Quand à la citation qui ouvre ton texte, je la ressent étonnemment proche de celle de Simon Leys sur Orwell, citée précedemment, hier ou avant-hier… et valable demain ou après-demain…
lediazec
16 décembre, 2009 à 16:30
@ jean-Claude. Dur de pétrir la pâte, de façonner la miche, de suivre le processus jusqu’à son terme, sachant que si ce n’est pas toi qui t’y attèle, ce sera quelqu’un d’autre… Je sors de ma sieste. Magnifique illustration que tu fournis à la suite d’un article qui m’est venu comme ça et dont je n’ai fait que suivre le mouvement. Ca a du bon l’improvisation.Sinon, pour prolonger ton propos, j’ai partagé le quotidien avec un ami d’origine vietnamienne, Alain. Un ouvrier du bâtiment qui avait une passion pour les manteaux en chinchilla et pour les vases Ming. Cela lui avait occasionné pas mal de soucis. Pour oublier sa passion pour les belles choses, il a gratté, poncé, peint et lustré des murs de toutes sortes dans le bâtiment et chez des particuliers. Un jour, alors que nous finissions un chantier, il s’est arrêté, m’a regardé et m’a dit, avec une drôle de lumière dans les yeux : t’en as pas marre de toujours peindre le même mur ?
Le lendemain…
@ Rémi. La citation de cet article est extraite d’un livre que je relis en ce moment : « Les soldats de Salamine ». C’est un roman sur la guerre civile espagnole. Normal que tu éprouves « étonnement proche de celle de Simon Leys sur Orwell, citée précédemment, hier ou avant-hier… et valable demain ou après-demain… »
Même quand on croit ne plus y être on y est toujours. Merci pour vos magnifiques interventions.
Et n’oublie pas, Rémi, à propos d’échecs, que je me suis fracturé la main droite en tapant la table comme un sauvage à la fin d’une partie que je pensais gagnée et que j’ai perdu comme un con !
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