Quelles sont les qualités d’un bon détective, réel et non de papier ? D’abord passion de découvrir la vérité bien cachée : obstination, curiosité attentive à ‘toute piste’, y compris livresque, mais surtout ‘de terrain’, solides pratiques de la psychologie, celle des individus et plus encore des communautés, et solides connaissances sur les langues, les mœurs, la géographie, l’histoire, voire la préhistoire !…
Il ne s’agit pas ici d’une banale enquête sur un meurtre ou une tromperie, comme dans les ‘polars’. Il s’agit d’un homme excentrique qui a vécu 103 ans et a pourtant laissé peu de traces, du moins très embrouillées, dont une ethnologue devient, par passion, détective. Elle ne découvrira pas toute ‘la vérité bien cachée’. Mais nous donne un document magnifique : ‘Le Meunier, les moines et le bandit‘, de Fanny Colonna, vient d’être publié par Sindbad. Il ne s’agit ni d’un roman, ni d’une docte étude de ‘sciences humaines’ mais d’un ensemble de ‘récits’, dont le modeste sous-titre est ‘Des vies quotidiennes dans l’Aurès (Algérie) du XX° siècle’. Mais très clairement de celle du ‘Meunier Baptiste’, surtout.
Baptiste Capeletti vécut de 1875 à 1978. ‘Fils d’un piémontais et d’une sicilienne établis dans le Constantinois dès 1848’, comme divers italiens et espagnols. Très souvent simples artisans ou ouvriers venus ‘tenter de vivre’…en paix : donc bien accueillis par les ‘arabes’ (souvent berbères). Ceci contrairement aux vrais colons, profiteurs des mesures de représailles de l’armée contre une tribu insurgée : confiscation de terres et de troupeaux, revendus à vil prix – et c’est ainsi que fut installé un ‘monastère de moines’ dans la région où vécut Baptiste. Une force de la nature, ce jeune homme, créant dans un coin reculé un moulin (selon techniques locales) sur une source qu’il découvrit. Il découvrit aussi une grotte aux très riches vestiges néolithiques !…
Il n’avait eu que 2 ans de scolarité, mais devina qu’il devait s’agir d’un ‘trésor’… dont il tut l’existence 50 ans : le temps de se cultiver (à en devenir poète, voire ingénieur), et surtout de réussir à vivre, à ‘s’intégrer’ au point d’avoir épousé ‘une noble fille de tribu’ – le statut des femmes dans la montagne est beaucoup plus libéral qu’en ville. Il en eut un fils, musulman comme sa mère. Lui resta ‘ni chrétien ni croyant’, mais libertaire. Très respecté des moines et surtout des Chiwaya, dont un célèbre ‘Robin des bois’ local, Ben Zelmat. ‘Baptiste selon les habitants de Bouhamar, n’était pas un colon mais un indigène comme les autres’ (encore qu’ils surent distinguer sa vigueur, puisqu’ils le surnommèrent affectueusement ‘Le lion des Aurès’). ‘Ben Zelmat, selon Baptist qui l’affirma clairement, n’était pas un bandit mais un homme d’honneur’. Voilà un résumé très (trop) succinct du sujet. Celui d’un maçon-meunier-éleveur-explorateur etc. (comme vétérinaire, médecin, chirurgien, ‘mineur en guano’, jardinier, cultivateur, sourcier, poète et surtout bienfaiteur !). Ayant parmi ses nombreux amis un jeune hors-la-loi, lequel fait la liaison symbolique entre les ‘rebelles’ des années de la guerre de conquête de l’Algérie et les ‘rebelles’ de la guerre d’Indépendance, qui commença précisément là, dans les Aurès, en 1955.
Comme dans les bons polars déroutants, l’enquête principale sur ce ‘lion’ méconnu, se complique d’enquêtes complémentaires. Sur ‘le bandit d’honneur’, sur les étranges moines qui, à défaut de pouvoir évangéliser, ces naïfs, devinrent utiles infirmiers et sociologues, voire linguistes ou ethnologues, avant de partir… en laissant un lieu-dit actuel ‘berblan’ pour ‘Pères Blancs’. Car l’auteure, en bon détective, va enquêter ‘sur le terrain’ auprès de rares témoins de ces temps anciens. L’une des ‘enquêtes dans l’enquête’ mérite un aperçu : Baptiste n’a pas seulement construit des moulins, mais sa propre légende de ‘Lion des Aurès’ ! : Ainsi apprend- t-on que ‘la noble épouse’ est en fait une danseuse, une ‘femme libre’ et qu’il y eut (comme dans ‘L’échange’ de Claudel) un ‘arrangement’ entre hommes qui échangent leurs épouses !
L’enquête ‘de terrain’, avec moult audaces hasardeuses, se complète auprès de divers personnages, dont une française d’Algérie, Liliane Raspail, qui a écrit un roman ‘La Chaouia D’Auvergne’ (Alger, Casbah Éditions, 2000), et un ancien lieutenant qui fonda une S.A.S. dans la région, de 1956 à 1959. A cette époque, Baptiste est un vieux, respecté des deux côtés. Il rend sûrement de très concrets services aux moudjahidines, discrètement, et de bien évasifs ‘renseignements’ à l’armée française. Plus tard, puisque bien sûr il est resté sur place, le pouvoir lui demande de choisir la nationalité algérienne pour rester, ou de ‘rentrer en France’. Il déclare ‘être italien et tout donner de ses biens à la tribu Chawiya dont il fait partie’ (en fait, ce don ira à l’Etat Algérien). Il restera donc, honoré. Sur ses très vieux jours il sera récupéré par un hospice catholique d’Annaba, très loin sur la côte méditerranéenne et, hélas, fera semblant (on suppose) de mourir en ‘bon chrétien’… : Voilà un ‘ensablé’ parmi tant d’autres, mais qui ‘ressuscite’ pour enrichir notre humanité, merci !
LES ENSABLES ? Du bon temps du colonialisme (hum, je tousse !…), on reconnaissait à certains indigènes (ou ‘natives’ en Inde) un statut moral ‘d’évolué’, c’est-à-dire de sauvages ayant acquis assez de bribes de ‘La Civilisation’ pour être de bons auxiliaires dans l’œuvre coloniale magnifique – merci les instituteurs, les pères blancs ou leurs homologues pasteurs –. On sait que, revers de la médaille, certains de ces ‘évolués’ se sont rendus coupables – les ingrats – de devenir farouches adversaires de la dite ‘civilisation coloniale’ : par exemple, pour ne citer que trois illustres cas : le Mahatma Gandhi, Patrice Lumumba, Nelson Mandela. Parmi tant d’autres…
Avec le déclin de cette ‘époque héroïque’, les métropoles ont fait venir des ‘sujets coloniaux’ dans leurs usines – ou dans leurs tranchées guerrières. Pas spécialement ces ‘évolués’, mais plutôt de la chair fraîche inculte, pour l’industrie civile ou la boucherie militaire. Avec le temps et surtout l’opiniâtreté de ces quasi-esclaves, il a bien fallu leur céder des parcelles de dignité humaine, peu à peu. En France, on appelle cela, encore aujourd’hui, ‘la politique d’assimilation’. Ou, variante, ‘d’intégration’ : ‘Je t’assimile, je t’intègre, donc ta gueule’…et même ‘dit merci : aime la France ou quitte-la’…
Bon ce n’est là qu’un rapide rappel d’un phénomène social et politique de très grande envergure qui occupe toujours, voire de plus en plus, l’actualité. Mais il existe l’opposé. Beaucoup moins étendu, certes, mais beaucoup trop tu. Alors qu’il révèle à mon avis une grande importance – disons ‘philosophique’ pour employer un grand mot – : le phénomène des ‘ensablés’. C’est-à-dire ‘traîtres à la mère patrie’, qui quittent La Civilisation occidentale pour rejoindre ‘La Barbarie’ oriental : des ‘intégrés à l’envers : des désintégrés’ ! Les ‘ensablés’ était un terme employé du temps de Mussolini. Cela désignait les coloniaux italiens (et autres européens) qui, notamment en Érythrée puis en Éthiopie, s’installaient très humblement dans le pays : devenaient éthiopiens. Cela fut favorisé par le fait que – bien avant l’Italie ! – ce pays est devenu et resté chrétien : les mariages étaient donc courants, les enfants nombreux. Alors qu’en pays d’Islam ou d’hindouisme, cela fut plus difficile, plus rare. Ces européens ne se sentaient pas du tout ‘expatriés’ (concept moderne qui a pris la place défunte de celui de ‘colonial’), mais redoutaient de trouver (ou retrouver) en Europe chômage et misère, alors que, là, ‘ils faisaient leurs vies’ avec entrain, famille, accueil social, travail…
Bien avant ces ‘ensablés’ d’Éthiopie, il y a eu divers ‘cas’ de cette ‘intégration à l’envers’. Par exemple chez des trappeurs ou chasseurs français du Canada d’autrefois, qui se sont ‘perdus’ sinon dans les sables, du moins dans les neiges : ils devinrent – avec femmes locales et enfants métis – partie prenante de diverses tribus dites ‘indiennes’, à en oublier leurs origines de Picardie ou de Vendée… Il y a eu aussi ces pirates des Caraïbes, de ‘nationalité marine’, principalement : l’une de leurs bases (où ‘boucaner’ la viande de chèvres sauvages) fut l’archipel des ‘Saintes’, au Sud de la Guadeloupe. Dans ces petites îles, aujourd’hui, il paraît que l’on ne sait plus distinguer les descendants de Bretons ou de Basques–révoltés, ou de Nègres–marrons, ou même de Caraïbes–autochtones : ‘melting pot’ réussi !
On connaît mieux les cas isolés de quelques aventuriers. Le plus sympathique reste celui d’Arthur Rimbaud, qui ne s’est ‘désensablé’ de l’Érythrée que parce qu’il avait une terrible gangrène au genou, dont il est mort à Marseille : sans doute serait-il sinon resté là-bas, chez lui, toute son ardente vie. Il y a les cas du pseudo poète ‘colonel Lawrence’ dans les sables d’Arabie et du pseudo mystique Charles de Foucault dans le granit du pays Touareg : mais l’un et l’autre sont surtout restés des espions au service des armées coloniales de leurs pays !
Reste que bien de ces ‘ensablés’ resteront à tout jamais inconnus. Sauf Baptiste le Meunier, grâce à ‘la détective scientifique’ Fanny Colonna, qui, dans sa postface, tire une brillante philosophie de son enquête… si aventureuse, comme son héros et ses amis !
lapecnaude
24 mars, 2010 à 2:08
Bonjour Rémi – je suppose que ce livre t’a donné bien du plaisir, je te soupconne de t’être endormi bien des soirs au milieu des sables (pas celui de Nounours bien sûr). Je vais me procurer ce livre sans tarder, il m’intéresse parce que … c’est loin, mais il me semble que les colons là bas parlaient des gens qui s’étaient mélangés comme de traitres … c’est vague comme souvenir.
Pourrais-tu me dire d’où vient cette Fanny Colonna ? un pseudo ou son nom, et son origine ?
il fait partie de mon nom de jeune fille!
Tu écris toujours aussi bien et me fais toujours autant rèver. Merci
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