Depuis plus de vingt ans, j’habite la même impasse. Une voie sans issue. Qu’on dit !… Les numéros sont comme les vents, le facteur s’y perd, mais jamais la feuille d’imposition ! Pour y accéder, on longe ce que jadis était une petite vallée, orientée sud-sud-ouest.
J’y allais, le soir venu, jouir de la caresse du couchant, ondoyant sur la pente avec des nuances yin et yang d’une douceur magnifique. Le regard a des perceptions que la langue a du mal à saisir. A sa place a éclos un lotissement résidentiel. Méfiant. Sécuritaire. Les nouveaux venus, ne cherchant pas à se mélanger, le salut, comment ça va ?, a disparu avec la vallée. Elle s’est volatilisée pour tout dire. Reste, les habitants de l’impasse, les zonards en quelque sorte, avec les bons et les mauvais jours.
Ce qu’il y a d’agréable avec une impasse, c’est qu’il y a toujours un biais. Comme le billard, un coup et des possibilités. Le hasard a encore droit de cité et c’est heureux.
J’habite à l’orée d’un bois, anciennement une ligne de chemins de fer, aujourd’hui sentier de promenade. Il est interdit aux voitures, mais pas aux blaireaux sur jambes. Ni aux renards. Ni aux martres. Ni aux chouettes. Un gave oublié le traverse de son murmure. Au hasard des circonstances – gardons-le précieusement ce hasard, sans lui nous ne serions rien du tout –, les citoyens automobilistes l’empruntent sans vergogne. A cause de la neige, ou de la pluie, ou parce que c’est plus court. Plus court, pourquoi faire ?… En être surpris ou en colère relève de l’anecdote. Ça fait jaser. Parfois quelques jeunes s’y retrouvent pour boire un coup ou fumer le pétard…
Quand je suis arrivé – dans mon impasse – j’étais heureux. Heureux comme moi.. 850 m séparent la maison – un hangar de maçon à l’origine – de la baie de Perros, mais je suis à la campagne.
Des voisins, j’en ai connus. Certains ont déménagé, d’autres ont quitté ce monde pour toujours. A gauche ou à droite de l’impasse, comme l’eau, la vie s’écoule.
Mes voisins ! La première fois que j’ai pris contact avec la première bordée… Ce fut absolument grandiose. J’habite le n° 3. Huit maisons composent ce bloc sans issu.
Au numéro 1, mon pote le Pat. Boulanger et pêcheur. 40 ans. Un loustic. C’est avec lui que je fais les 7 îles et me tope des cuites sauvages. Il a un penchant pour le pastis, moi le whisky et le rouge. Pat aime tout, tout comme moi, sauf que… Il n’aime pas Sarko tout en penchant pour un poujadisme très chiant. Comme tout breton qui se respecte, une porte ouverte est une porte ouverte. Il entre. Parfois il s’engouffre. Ni foi ni loi, le Pat. Quand il voit l’ombre d’un képi, il se révulse.. Pas de marnage qui vaille : à marée basse ou à marée haute, le niveau reste égal dans son esprit. Il le sait, je sais… On boit un coup et quand je m’énerve, à propos de la politique, il me dit : « je vote Ségolène ! Je le jure sur la tête du voisin ! » et il rit comme un con ! Parce qu’il croit que ça va me calmer !
Au numéro 1bis, Yves, l’ancien propriétaire de ma maison. Hommage. Il est parti, son successeur, un abruti, aussi. Yves s’était construit une bicoque, « moins grande » que celle que j’occupe, pour, disait-il, « finir ses jours en beauté : marre de l’entretien !». Il est mort et je le déplore. Je l’aimais bien. Yves était Artisan maçon et homme de bien. Il était gutturalement vôtre, quand on lui cassait les couilles, à commencer par l’État. Quand quelqu’un ne cadrait pas avec ses « notions de la vie », ses principes d’homme intègre, le bien et le mal, il lâchait un « t’es un mannequin ! », qui se voulait définitif. Quelques mâchoires locales s’en souviennent. Quand il avait affaire à la justice, souvent, il ne prenait jamais d’avocats : « tous des mannequins ! ». Il se défendait seul, comme un grand. Au tribunal de Rennes, il tutoyait le juge qui, goguenard, s’amusait du caractère entier de l’olibrius qu’il condamnait sur la forme, rarement sur le fond. A chaque condamnation, Yves l’interpelait : « je ne paierai pas, je suis dans mon droit, comme je l’ai dit ! » Et le juge, malgré son air sévère, souriait. Un numéro, mon voisin Yves. Vers la fin de ses jours, une douleur au pied le faisant souffrir atrocement depuis belle lurette – pas moyen de trouver un toubib pour l’opérer –, il trouva enfin la solution à son mal. Il m’en avait plus ou moins parlé, mais je ne voulus pas le croire, mettant ça sur le compte d’une mauvaise humeur chronique. Une nuit pourtant, il composa le 18 pour une urgence. Il raccrocha, attendit quelques minutes et quand il aperçut au bout de la route le gyrophare du véhicule des pompiers, se tira une charge de chevrotine dans le pied. « Un soulagement, dira-t-il, laconique, à son retour de l’hôpital, une quinzaine plus loin, plus de pied, plus de mal ! » Il en était convaincu. Yvonne, sa compagne, habituée, lâcha : « il ira moins vite comme ça ! »
Au numéro 3. C’est moi. Rien à dire. Un ange. Ma mère l’a toujours dit et je confirme…
Au numéro 5, c’est Petite Crevette. Un drôle. On l’a ainsi surnommé à cause de son bistouquet. Personne n’a jamais vu son instrument de musique, mais vu comme il se met en rogne chaque fois qu’on le hèle par ce sobriquet, on se dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Comme il habite au pied du sous-bois par où jadis passait un petit train, la ligne Perros-Tréguier, que l’endroit est peu fréquenté, sauf par des petites jeunes qui l’empruntent au retour du collège, on lui a ajouté un autre surnom, à cause de sa passion pour les boites à strip-tease : l’homme à la gabardine. Le pauvre ! Il n’a jamais eu de gabardine de sa vie !
Au numéro 8, Titi. Mécano et voleur. C’est à la molette qu’il a rempli le tiroir-caisse. Un radin. Et chapardeur avec ça. Il a vendu son garage avec une belle parcelle de terrain. A la place, on a construit un Briconaute. Il s’est arrangé pour qu’on l’embauche, jusqu’à sa retraite, sans qu’il bouge le petit doigt en faveur de ses employés, licenciement sec. Ça roulait pour lui. Mauvaise langue comme pas un, il vote Le Pen et il pétitionne pour que les étrangers retournent dans leurs pays. Sa mère était polonaise, son père breton. Sa fille unique s’est mariée avec un malgache, sa désolation. Ses petits enfants ont une souche bretonne. Il est mort à l’entrée de l’automne. On ne se parlait pas. Sa maison est vide. Ses héritiers, qui ne venaient jamais le voir, passent de temps en temps récupérer quelques affaires et tailler la haie. C’est à vendre.
A la gauche de ma clôture, côté sud, un employé de France-Télécom. Je n’ai rien contre les fonctionnaires. Il en faut. Sauf lui. Pire que lui ?… Je ne vois guère que sa femme. Méchant, sermonneur, vaniteux, un archétype. A partir de fin septembre, il passe un temps incalculable à aspirer les feuilles mortes. Son aspirateur souffleur fait un boucan d’enfer. Au bout d’un moment, plein le cul ! Un jour, il l’a oublié à l’entrée de son portail. A la nuit tombée, j’ai profité pour le lui cacher. Il a passé la semaine la plus malheureuse de sa vie. Les flics sont venus s’enquérir. Les recherches se sont avérées infructueuses. Une semaine plus loin, j’ai remis son engin à la place. Dès le lendemain, le boucan reprenait. Rien ne dépasse dans son lopin. Tout est en ordre. Quand il ouvre la bouche, c’est une béance de stupidité.
Il y a d’autres anecdotes, mais je me rends compte que ça devient trop long. Une autre fois, je vous parlerai de mes voisins bréhatins.
Joyeux Noël à tous et merci à René pour ses crobards !
Rémi Begouen
25 décembre, 2010 à 5:20
Pour moi qui connaît les lieux depuis 20 ans (je t’ai connu ailleurs, Bréhat et Perros, avant), je confirme et approuve : tu nous donnes un récit épatant … et encore incomplet (rien sur tes voisins roms, par exemple). Pour ce qui est de la ‘petite vallée yin-yang’, aujourd’hui bouffée de lotissements, j’aurai dit pire que toi : c’est un massacre!! … Il me souvient que, lorsque je résidais quelques jours chez toi (au delà c’est trop intenable), il m’arrivait de m’éclipser quelques heures par cette douce vallée, d’aller me balader dans le bois dont ‘le gave oublié’ serait joli… sinon qu’il est parfois encombré ‘d’encombrants’ genre vieux frigo balancé dans la nature, la honte !
Puis je revenais de ma promenade solitaire, souriant, prêt aux joutes oratoires et gesticulatoires de ta maisonnée, toujours au top de la forme, avec les chefs d’orchestres que sont Martine et Rodolphe ! A kenavo, les artisses !
Rémi Begouen
25 décembre, 2010 à 5:33
Tu confirmes l’avis de ta mère qui te prend pour un ange, bien. Je confirme aussi. Tout en sachant qu’il est des anges ‘des cieux’ et des anges ‘déchus’, ces satans de l’enfer. Tu es entre ces ‘voisins’, provisoirement sur terre, comme nous autres, et c’est quand même plus concret que les histoires angéliques… et puis tu es, dans ta maisonnée, entouré d’autres anges aussi bizarres que toi, gredin !
b.mode
25 décembre, 2010 à 7:34
La série voisin voisine s’étoffe de belle façon ! Bon noël à tous et longue vie à ruminances qui continuera vaille que vaille à attirer les amis et à faire hurler les fâcheux !
clomani
25 décembre, 2010 à 10:50
Ah, oui, là, Lediazec, ton récit est magnifique… on voit que tu les connais bien, tes voisins. En plus tu n’es jamais méchant. Tu es un vrai philanthrope ;o).
clomani
25 décembre, 2010 à 10:51
Très drôle, le dessin d’Erby… moi en ce moment j’entends du zim-boum-boum… une ado a dû recevoir un lecteur de MP3 avec enceintes !
Rémi Begouen
25 décembre, 2010 à 14:10
Lediazec – Si jamais (quand tu seras réveillé…) tu veux bien évoquer tes voisins roms, tu sais ces ‘voleurs de poules’, selon certains Nicolas et Brice, tu pourrais aussi nous causer de ton voisin le renard, celui qui croquait non seulement quelques unes de tes poules, mais même ta dinde…et tant pis pour Noël!
clomani
25 décembre, 2010 à 17:55
Qu’est-ce qu’il roupille !!! Une si longue sieste ?
lediazec
25 décembre, 2010 à 18:07
Pile-poil. Ah, la belle secouée que j’ai topé ! Depuis, me suis réveillé, bu du café, me suis recouché et je m’apprête à remettre ça. Redoutable ! Demain, je vais à la pêche. Aie-aie-aie !
Pour mes voisins manouches, Rémi, beaucoup de choses à dire, en effet. Beaucoup plus que le cadre d’un article. Des gens bruyants, tout comme moi, et sympa, sympa. Excellent voisinage, avec quelques accros, comme avec n’importe qui d’autre. Cool.
Quant aux renards, je les adore. Ils m’ont bouffé des poules, y compris Fernande, la dinde. C’est de bonne guerre, ils ont de moins en moins de place. Parfois, on les retrouve au petit matin fouillant les poubelles du Centre ville.
Dernière publication sur Kreizarmor : Place Vendôme, haut lieu de l'indécence
Rémi Begouen
25 décembre, 2010 à 20:13
Bonne pêche, demain, l’ami Lediazec…
- Roms (il paraît que les différentes familles des ‘gens du voyage’, français ou étrangers, se reconnaissent tous dans cette appelation générique, qui a Association capable de les défendre, effet imprévu des saloperies de Nico-Brice-and-C°…). Donc, je comprends que tes voisins Manouches dépassent le cadre de cet article, déja fourni. Suggestion : leur consacrer un article spécifique, un jour ?… En tout cas, tu en as dit l’essentiel en quelques mots, déja : ‘sympa, sympa, avec quelques accros, comme avec n’importe qui d’autre’. Je comprends cela d’autant mieux que, toi et moi, sympa-sympa, avons même eu un accroc, un soir sous une tente de fête plantée en ton jardin (on était bien bourré…)
- Renard ; J’adore ton éloge du goupil ! (Le veuf de la dinde Fernade, Ferdinand, était si dépressif qu’il s’est suicidé en bouffant un fil de pêche qui lui sortait et du cul et du bec, il paraît que tu as fait une ‘danse du scalp’ autour de son cadavre avant de l’enterrer si sommairement que ton fûté voisin est venu le déterrer dans la nuit!) Toujours à propos de goupil (et grâce à toi, qui m’avait trouvé ce logement à Plougrescant), ceci : de ma fenêtre, j’ai admiré l’astuce de la bête, poursuivi par environ 3 chasseurs et 3 chiens. Se sentant rattrappé les chiens, il fait de très brusques crochets, presque des demi-tours, tandis que les clébards ne peuvent tourner que dans de vastes cercles… et finalement Maître Renard disparait dans un épais taillis où ne peuvent entrer les chiens. Quelques vains coups de feu sont tirés, puis les chasseurs rentrent bredouilles, passant sous ma fenêtre. J’applaudis à l’exploit du chassé… et me fais bien sûr engueuler !
tueursnet
26 décembre, 2010 à 8:34
Joyeux Noël, à la manière des tueursnet…
« No Elle »
Disons que je m’apprête à fêter Noel avec vous en tête à tête…
plutôt que d’attendre le père Noël… puisque nous sommes peut-être les seuls à savoir qu’il va encore nous poser un lapin…
et qu’on va se le farcir ! Et se le servir au dîner…
rien que pour savourer les effets de notre gourmandise…
c’est cocasse…toujours… face à face, côte à côte, dos à dos à s’échanger les mêmes cadeaux…
même jour, même heure, même corvée…contraints et forcés….
Par le culte des incultes qui confondent nativité et captivité.
Ce n’est plus une fête sacrée, mais une sacrée défaite.
http://www.tueursnet.com/index.php?journal=Noelle
frugeky
28 décembre, 2010 à 8:28
Moi, j’aime bien ces articles sûr les voisins.
« Tiens, encore un article sur les voisins », pis finalement, arrivé au bout d’un article soi-disant trop long, je le trouve trop court.
Merci
b.mode
28 décembre, 2010 à 8:41
@frugeky Merci ! On attend impatiemment les voisins de clarky !
Rémi Begouen
28 décembre, 2010 à 12:58
Contrairement à l’avis que j’ai donné plus haut concernant les ‘Roms’ comme appelation générale des ‘peuples du voyage’, j’ai récemment entendu l’avis très autorisé d’Alexandre Romanès : ‘Je ne suis pas Rom, mais Tzigane, comme mes cousins Gitans, Manouches, Roms… Nous sommes comme les doigts de la main, très différents et très unis, sans qu’aucun n’impose à l’autre son nom!’ (cité dans l’à peu-près, de mémoire). Venant de cet artiste atypique magnifique – comme il y a en tant ‘chez eux’ – je corrige donc mon premier avis : Pourquoi faire simple quand le beau est compliqué?!
babelouest
28 décembre, 2010 à 13:10
Rémi, j’espère que tu ne te sentiras pas trop seul en cette fin d’an.
Pour nos cousins manouches, tziganes, Rroms, Gitans, pourquoi ne pas toujours les appeler du nom qui leur va le mieux : les Fils du Vent ?
Rémi Begouen
28 décembre, 2010 à 13:57
Babelouest – Va pour ‘Les Fils du Vent’ !!! En plus, cela m’évoque ‘L’Homme aux semelles de vents’, la bizarre et belle bographie de Michel Le Bris consacrée à Arthur Rimbaud…