Les livres sont comme les personnes : on les croise, on les regarde et on poursuit son chemin. La tête dans le guidon, on ne fait pas attention à eux. Ce n’est pas le moment de s’intéresser aux secrets qu’ils recèlent, aux misères qu’ils dévoilent, à l’espoir qu’ils suggèrent, ni davantage au bonheur qu’ils procurent. A la poésie, jamais absente, seulement négligée. Ni bien, ni mal, c’est la vie.
Envahi par les nuages ou immaculé, le ciel propose toujours une danse, qu’on accepte ou qu’on refuse, sans que nous sachions la raison. Ces temps, j’ai négligé la lecture, comme on oublie de se raser. Pourquoi ? La réponse n’est pas encore mienne. J’ai, sur ma table de nuit, une pile de livres que j’ai pris dans les rayons au hasard de mon ennui ou de mes envies pour… Plus tard, ou pour tout de suite. Chose terrible, la pile augmente, les paragraphes s’entrechoquent et vous n’êtes pas plus avancé. Un sentiment de désordre s’est installé dans votre esprit, ce qui a pour effet de troubler durablement vos pensées.
Puis il y a eu Pierre Jean Jouve et La scène capitale. Il est venu à moi comme on demande l’heure à quelqu’un, parce que l’on sent qu’elle approche… C’est son jour. Celui où l’on attend quelqu’un ou quelque chose. Il s’est présenté à moi comme une personne qu’on retrouve longtemps après s’en être éloigné, sans savoir, au moment des retrouvailles, quel plaisir ou quelle mauvaise surprise cela vous réserve. J’avais perdu souvenir de ma première lecture. Rien de rien. Pas une image. Pas un son. Pas la moindre mélodie. Pas le moindre souvenir. A la rigueur, quelques sensations, mais sans plus. Chose curieuse, je me souviens avoir pensé en le retrouvant : ça y est, j’ai trouvé de quoi reconstituer un brin de pensée !
L’architecture mentale conduit souvent sur des sentiers sinueux et là où le lecteur, le quidam, cherche lignes droites et constructions rassurantes, conformes en tous points avec l’éducation reçue, Pierre Jean Jouve propose un ensemble de lignes courbes qui, en se croisant, tissent une toile autour et à l’intérieur de ses fantasmes, ayant pour point de conjonction nos propres hallucinations.
Pierre Jean Jouve est né à Arras en 1887 et s’est éteint à Paris en 1976. Une belle vie de poète, de romancier et de critique. Je n’ai lu de lui que ce seul livre, le dernier de son œuvre. Il fut l’ami de Romain Rolland et militant pacifiste contre la première boucherie mondiale de 14/18. Il est aussi l’ami de Stefan Zweig, de Paulhan et bien d’autres…
C’est à partir de 1925 qu’il rompt avec lui-même – autrement dit : avec son œuvre antérieure qu’il renie, orientant sa réflexion vers la psychanalyse, grâce à l’influence de sa seconde femme, Blanche Reverchon, s’y consacrant totalement jusqu’à la fin de sa vie. On le considère comme le premier écrivain français dont le travail romanesque aborde la psychanalyse en tant que sujet à part entière.
Malgré une réputation de « marginal hautain », l’homme sera de tous les combats contre le nazisme, refusant obstinément tout embrigadement. Pensée libertaire à laquelle il restera fidèle jusqu’au bout.
Trois textes forment la trame de La scène capitale : Histoires sanglantes, La Victime, Dans les années profondes.
Dans cet ensemble, le soleil n’est plus cet astre vivant faisant briller les êtres et les choses selon l’ordre qu’on connaît, mais un coloriage sous lequel vivent et s’agitent des ombres agissantes. Une mosaïque polychrome dont les facettes brillent pour attirer le lecteur vers son ultime refuge : l’univers microscopique et grouillant des démons intérieurs. L’en-dedans et l’en-dehors tricotant des pensées pour débrouiller une histoire sans fin.
Livre magnifique qui n’est pas de ceux qu’on lit à la plage en attendant le passage du marchand de glaces. Un livre de virtuose où le mot est à l’économie et aussi à la clarté. Complexe et lumineux. Un livre dans lequel il est question des affres de la relation homme/femme. Mais pas seulement. Oh, que non ! Il serait dommage – et ô combien hâtif ! – de ne dégager de sa lecture qu’une part de misogynie. L’œuvre de Jouve la récuserait pour ne conserver que ce qui lui importe le plus : l’étude du comportement. A commencer par le sien propre.
La Scène capitale (1935-1961) de Pierre Jean Jouve, éd. Gallimard, coll. L’Imaginaire 104, 1982
b.mode
10 août, 2010 à 3:24
Bonne nouvelle ! Le retour des notes de lecture, rubrique historique et essentielle de ruminances !
remi begouen
10 août, 2010 à 6:37
Merci Rodolphe de ce beau texte sur ta relecture de ‘La Scène capitale’. Je n’ai pas lu ce livre… j’irai te le chiper !
J’ai le souvenir d’avoir lu, il y a bien longtemps, des poèmes de Jouve, qui m’avait semblé confus, précieux, ampoulé, comme du ‘sous-Mallarmé’ : mais sans doute étais-je trop jeune ? Je retrouve une note sur le recueil ‘Noces’ : Jouve est farouche et sauvage, je crois que c’est plus juste.
Mais j’ai lu ‘Paulina 1880′, extraordinaire et difficile roman d’amour et de mort, écrit en 1925. Et surtout ‘En miroir’, écrit en 1954, alors qu’il a tourné le dos à ses oeuvres antérieures, attiré par la psychanalyse. Miroir est une espèce de méditation savante et pointue qui démarre sur la Poésie et voyage beaucoup (inconscience, érotisme, art, opéra…), bref une oeuvre de grand intellectuel à la plume très maîtrisée, qui me fait un peu penser à celle de Gaston Bachelard, autre poète-philosophe, que je préfère d’ailleurs, car sa plume est plus alerte, gaie…
A suivre, donc, avec d’autres notes de lectures ‘loin de la plage’?… Que penserais-tu d’une note sur R.M.Rilke, aujourd’hui trop peu lu, comme P.J. Jouve et G.Bachelard ?
remi begouen
10 août, 2010 à 8:16
J’ai tout à l’heure ‘relu en diagonale’ le célèbre petit livre de Pierre Jean Jouve ‘En miroir’ (réédité en 10/18), et je suis tombé sur ce passage (ici abrégé) qui semble être écrit aujourd’hui et non pas il y a 56 ans :
« Il m’arrive souvent de ‘voir’ devant moi le chaos du monde présent, accompagné d’affolement public (…) et de regarder cela comme on voit arriver un typhon sur la mer. Dans ces moments je me demande si l’affolement du monde préfigure une fin apocalyptique dont on aurait l’obscure conscience, ou s’il s’agit seulement pour le monde de s’adapter au changement d’échelle. Il n’y a pour moi aucune réponse, sinon sur un tout autre plan. Le poète connaît une permanence, celle de l’émotion positive, de l’émerveillement. S’il la perd, il est perdu, comme un nageur épuisé disparaît à la surface des flots.
Or l’émerveillement n’est pas le don du seul poète ; et sans doute n’y a –t-il que l’émerveillement pour sauver la vie de l’homme ordinaire d’un écrabouillement total. L’émerveillement est la science de l’enfance. Tout spectacle profond attire l’émerveillement. Les saints et les grands artistes ont vécu dans l’émerveillement. (…)
L’Art, en même temps qu’il a pour fonction d’éterniser, a pour but de ressusciter en nous des états d’enfance, c’est-à-dire de nous émerveiller. L’émerveillement est la capacité de transfert subit vers l’objet, dans une aura de joie, donc dans un état érotique de haute valeur – tant cet objet imprévisible nous comble du charme de sa présence. (…) »
lediazec
10 août, 2010 à 8:20
Magnifique Rémi ! Merci.
Dernière publication sur Kreizarmor : Place Vendôme, haut lieu de l'indécence
clomani
10 août, 2010 à 9:53
Inconnu dans mon panthéon personnel. Ta belle et bonne chronique littéraire me donne l’envie…
Tout comme ce que Rémi a déniché dans sa bibliothèque.
« l’émerveillement est la science de l’enfance » ou comment retomber en enfance ?
Didier Goux
10 août, 2010 à 11:05
Tiens, en voilà un dont je n’ai jamais lu une ligne ! shame on me…